Par Pierre Le Coz

Chaque année, plusieurs milliers de personnes meurent dans le monde de l’antibiorésistance. Cette capacité des bactéries à compromettre l’action des antibiotiques est devenue un sujet d’inquiétude majeur pour la communauté internationale. En effet, l’antibiorésistance est une menace pour toute l’Humanité à moyen terme, et nécessite une réponse globale. A travers ce danger mortel, nous sommes invités à repenser notre rapport aux bactéries, et à questionner notre volonté à préserver l’efficacité de notre arsenal thérapeutique.

Une histoire d’amour tortueuse entre l’Homme et la bactérie

Facteurs clés dans la création et la stabilisation des écosystèmes, les bactéries participent directement à la vie. On dénombre chez l’Homme dix fois plus de bactéries que de cellules, qui forment le microbiote, un « organe » à part entière. Celui-ci favorise l’assimilation des nutriments et la défense immunitaire, en formant un manteau bactérien qui empêche l’implantation de germes pathogènes dans l’organisme.

Ce microbiote évolue tout au long de la vie, en fonction des comportements individuels mais aussi de l’environnement. Continuellement, des transmissions se réalisent entre les différents milieux de vie et favorisent la diversité des espèces présentes dans les organismes. Par ailleurs, chaque bactérie possède un génome unique, et se reproduit en moyenne toutes les 20 minutes. Les bactéries partagent ainsi un patrimoine génétique considérable, qui leur permet de s’adapter aux différentes formes de stress.

Bien que la très grande majorité des bactéries participe au bon fonctionnement de l’organisme, certaines espèces sont pathogènes. Historiquement, les épidémies de maladies infectieuses d’origine bactérienne ont décimé des populations entières, comme la peste bubonique – 34 millions de morts en Europe au 14ème siècle – le choléra ou le typhus. Aujourd’hui encore, la tuberculose tue chaque année plus de 1,5 millions de personnes dans le monde. Cependant, les Hommes disposent d’une arme redoutable : les antibiotiques.

La médecine moderne est née avec la maîtrise des infections

Les antibiotiques sont des substances chimiques organiques, naturelles ou synthétiques, qui s’attaquent spécifiquement à une bactérie ou à un groupe de bactéries en détruisant ou en bloquant leur croissance, même à faible concentration, et sans dégrader l’état de santé de l’hôte infecté. Bien que produits naturellement par des organismes depuis longtemps, il a fallu attendre les travaux d’Alexander Flemming pour comprendre le fonctionnement des antibiotiques.

Le 3 septembre 1928, par un concours de circonstances exceptionnelles, Flemming observa un cercle sans germe autour d’une moisissure de Penicillium notanum. Il supposa l’existence d’une substance aux priorités antibiotiques, qu’il parvint à isoler sans réussir à la synthétiser. La Pénicilline sera finalement mise au point en 1941, mais sa production à grande échelle demeure alors un véritable défi industriel. Pourtant, l’identification d’une souche de Penicillium plus productive et la modernisation des techniques de culture vont permettre de multiplier la synthèse de ce premier antibiotique naturel par 10 000 entre 1941 et 1943.

Ce médicament s’est révélé être un élément déterminant dans la victoire des Alliés lors de la Seconde Guerre mondiale. Bien plus efficace que les antibiotiques synthétiques des Allemands, la pénicilline a permis de maîtriser le risque infectieux sur le front de guerre. Cependant, dès 1944, des souches de staphylocoques dorés commencent à produire une enzyme qui détruit les antibiotiques de la famille des Pénicillines. L’arsenal thérapeutique se diversifie alors avec des molécules naturelles, synthétiques et semi-synthétiques. Durant l’âge d’or des antibiotiques (1950-1980), plus d’une centaine de nouveaux médicaments ont été mis sur le marché. Aujourd’hui, il existe plus de 35 familles d’antibiotiques, qui agissent chacune sur un facteur de pathogénicité de la bactérie.

Au niveau mondial, la consommation d’antibactériens augmente depuis 70 ans, atteignant plus de 70 milliards d’unités en 2010. D’un point de vue médical, les antibiotiques ont permis de mieux prendre en charge les infections courantes, d’accroître l’espérance de vie à la naissance, et d’améliorer le progrès technique ainsi que le traitement des maladies chroniques. En améliorant l’état de santé des populations, ils ont accompagné la modernisation des sociétés. Par ailleurs, ils ont contribué à augmenter la production de viande, en tant que facteur de croissance ou pour soigner des groupes d’animaux entiers en prophylaxie. Cependant, l’utilisation intensive des antimicrobiens en santé humaine ou animale, ainsi que leur rejet incontrôlé dans l’environnement, participe à la sélection de bactéries résistantes à ces médicaments.

Un arsenal thérapeutique de moins en moins efficace

L’utilisation d’un antibiotique impacte les bonnes comme les mauvaises bactéries. Mais par sélection naturelle, certaines bactéries ayant acquis un ou plusieurs mécanismes de défense résisteront à l’action des antibiotiques pendant que les autres seront détruites. La fragilisation du manteau bactérien permet alors aux germes pathogènes résistants de disposer d’un espace suffisant pour infecter l’organisme. Il sera alors nécessaire d’employer des traitements plus lourds et invalidants – parfois même inefficaces – pour soigner le malade. Ce phénomène, appelé « antibiorésistance », remet en question la capacité des systèmes de santé à soigner les infections, même les plus courantes.

Chaque année aux Etats-Unis, 2 millions de personnes sont infectées par des bactéries résistantes ou multi-résistantes, parmi lesquelles 23 000 décèdent directement de ces infections. En Europe, la situation est similaire avec 25 000 morts par an. Enfin, selon une étude de l’Institut de Veille Sanitaire, on dénombre chaque année en France 12 500 morts attribuables à l’antibiorésistance, sur 158 000 infections à bactéries résistantes. Dans la majorité des cas, les germes responsables sont présents en médecine communautaire, ce qui signifie que l’antibiorésistance ne se limite plus simplement à l’hôpital. Les pays en développement présentent la situation la plus alarmante : à cause de la mauvaise qualité et du mésusage des antibiotiques, des bactéries hautement résistantes apparaissent puis sont disséminées dans le monde par le biais des flux migratoires ou du commerce.

L’antibiorésistance est donc un risque sanitaire global. Des travaux prospectifs prédisent la mort de plus de 300 millions de personnes d’ici 2050, de part l’aggravation des infections courantes ainsi que la résurgence de grandes épidémies. Au coût sanitaire s’ajoute également un coût économique considérable, dont le montant s’élèverait à une perte annuelle de 2 à 3,5% du PIB mondial.

Un bien commun précieux mais non-rentable

Alors que l’antibiorésistance augmente, les investissements dans le développement de nouveaux antibiotiques diminuent depuis les années 1990. En effet, avec l’allongement de l’espérance de vie puis l’apparition d’épidémies virales, les firmes pharmaceutiques se sont tournées vers les maladies chroniques et les antiviraux. Désormais, la mise au point d’un antibiotique apparaît comme peu rentable car :

  • la découverte, le développement et la production sont plus coûteux,
  • la durée d’utilisation est très courte,
  • l’exploitation est rapidement entravée par l’occurrence d’une résistance ou l’environnement réglementaire,
  • les prix sont très bas,
  • la concurrence par les génériques et les molécules existantes est forte.

Aujourd’hui, les 15 plus grandes compagnies pharmaceutiques consacrent 1,6% de leurs ressources au développement de nouvelles molécules antibiotiques. Malgré le dynamisme des entreprises de biotechnologie, l’innovation thérapeutique est désormais trop modeste pour assurer le renouvellement du marché, avec seulement un médicament innovant depuis 1990. Par ailleurs, de vieux antibiotiques ont cessé d’être produits à cause de leur résultat d’exploitation négatif.

En conséquence, l’arsenal thérapeutique français s’est contracté de 20% en dix ans. L’absence de nouveaux antibiotiques et la diminution du nombre de molécules disponibles placent la société dans une situation périlleuse à moyen terme. Il est donc urgent d’agir en faveur de l’innovation thérapeutique.

2015 : une année cruciale dans la lutte contre l’antibiorésistance ?

Depuis la fin des années 1990, de nombreux plans de lutte contre l’antibiorésistance ont été mis en œuvre au niveau national et international. La France a été particulièrement active, notamment avec le slogan « les antibiotiques, c’est pas automatique ! » en 2002. Cependant, l’effet des différentes campagnes d’information s’est dissipé avec le temps, et la consommation d’antibiotiques est de retour à la hausse depuis 2012. En 2014, plus de 100 millions de boites ont été utilisées par les ménages français. Or, de 30% à 50% de ces prescriptions sont jugées inutiles, représentant un surcoût de plusieurs dizaines de millions d’euros pour la société !

Depuis 2014, les engagements politiques en faveur d’un bon usage des antibiotiques et de l’innovation dans le domaine  se sont multipliés, notamment en Amérique du Nord et en Europe. En mai 2015, l’Organisation Mondiale de la Santé a adopté un plan d’action pour combattre la résistance aux antimicrobiens. Bien que ces efforts soient remarquables, la situation est critique et nécessite des moyens bien plus importants. En effet, de nombreux outils économiques et réglementaires ont été testés pour stimuler l’innovation, mais peu ont été globalisés. Par ailleurs, la surveillance de l’antibiorésistance ainsi que de la consommation d’antibiotiques n’existe pas partout dans le monde. Enfin, l’utilisation des antibiotiques, notamment en santé animale, n’est pas réglementée de la même façon dans tous les pays.

C’est pourquoi aujourd’hui, il est urgent que tous les acteurs se mobilisent, afin de :

  • comprendre le phénomène dans sa globalité,
  • refondre le modèle économique des antibactériens,
  • utiliser les thérapies existantes de manière responsable.

Parce que ce que nous consommons aujourd’hui pourrait venir à disparaître demain, tous ensembles, sauvons les antibiotiques !

Credit for Featured Image: Jamie Dobson, CC Flickr. License can be found here.