La Biélorussie était un pays peu connu du grand public. Cet été, les manifestations qui y ont eu lieu  ont fait de ce pays un nouveau symbole de la lutte populaire pour les droits fondamentaux. Diffusées massivement par les médias, les preuves de l’agressivité des forces de l’ordre contre la protestation pacifique ont jeté de l’huile sur le feu. Mais ce mouvement a connu des précédents. Quelles sont les origines de cette révolte sans chef ? Difficile de présenter une liste exhaustive, mais certains tournants doivent être soulignés. 

Dans l’espace eurasien, les révoltes populaires ne sont pas un phénomène nouveau, mais plutôt une récurrence régulière. Elles partagent le même but : changer de régime au pouvoir. De plus, elles sont connues le plus souvent sous le nom de « révolutions de couleurs ».  Apparu il y a 20 ans, ce terme s’est fermement ancré dans le discours médiatique et la littérature scientifique. Certains y voient une nouvelle vague de démocratisation à l’image de l’Europe de l’Est dans les années 1980-1990. D’autres, comme une affaire de nature géopolitique, voire une théorie de complot, c’est-à-dire une ingérence extérieure en vue d’organiser un coup d’État en douceur afin de pouvoir instaurer un régime pro-occidental.

Alexandre Loukachenko, président depuis 1994, s’est toujours accroché à son poste. Il avait d’ailleurs anticipé une possible révolution en Biélorussie, à l’image des celles d’Ukraine (2004-2005 ; 2014-2015) et de Géorgie (2003).  En 2016, une nouvelle doctrine militaire est entrée en vigueur mettant l’accent sur les « mesures préventives visant à neutraliser un conflit armé interne ». En même temps, les médias contrôlés par le gouvernement ont été impliqués dans le cadrage négatif des événements d’Euromaïdan en Ukraine. Le but était d’inspirer aux Bélarusses un sentiment de peur dans l’éventualité où une révolution de couleur se produirait. Cependant, ces tentatives sont restées largement infructueuses et les Biélorusses sont quand même descendus dans la rue.

L’accumulation graduelle de mécontentement

Déjà au début des années 2000, la politique de Loukachenko se traduisait par des élections frauduleuses, des répressions contre l’opposition et les manifestants et par de nombreux référendums visant à renforcer le pouvoir présidentiel. À cette époque, le régime a su profiter de ses réussites économiques et les indicateurs socio-économiques restaient stables. Une accalmie de courte durée,  puisque la crise de 2008, qui a durement frappé les pays agraires sous-développés, a provoqué un ralentissement économique.

En 2020, l’incapacité latente, voire la réticence, des autorités à proposer une nouvelle voie de développement, et la dépendance du pays en matériaux énergétiques se sont mêlées à l’inaptitude de l’État de gérer la crise de la COVID-19. La négation même de l’existence du virus par le président et ses conseils médicaux n’ont fait que cimenter l’indignation de la population. La principale rivale de Loukachenko aux élections et le symbole actuel de l’opposition, Svetlana Tikhanovskaïa, considère que de tels propos ont fait en sorte que les gens se sentent abandonnés par le gouvernement. C’est donc dans cette situation socio-économique déplorable que le régime a été contraint de tenir l’élection présidentielle.

Ainsi, le développement récent de sources alternatives d’information, telles que les chaînes sur l’application Telegram Nexta et Belmova et les médias indépendants en ligne Tut.by et Naviny.by, a rendu encore plus évident le décalage entre le régime biélorussien et la réalité.  En effet, les réseaux sociaux constituent aujourd’hui une nouvelle plate-forme d’échange d’opinions et de critiques où les pratiques d’autogestion prennent de l’ampleur dans le contexte de la protestation postélectorale. À l’approche des élections d’août 2020, dans le contexte de l’absence de communication entre l’État et la population une crise générationnelle s’est manifestée. Nés et ayant grandi sous le régime de Loukachenko, les jeunes habitants des grandes villes, les étudiants et les geeks, fatigués de ce règne et désireux des changements, se retrouvent ainsi au premier rang de protestation.

Spontanéité et solidarité dirigées par ….. des femmes ?

Il est peu probable que dans un pays où le président porte le surnom Batka (père archétype du père de famille) que la force motrice et le symbole de la protestation soient les femmes. D’autant plus que la campagne électorale a été marquée par diverses déclarations sexistes de sa part :  la Constitution serait inadaptée aux femmes puisqu’elles ne pourraient pas porter le “fardeau du pouvoir” ; leur place serait à la cuisine et non en politique. Toutefois, le scepticisme du régime à l’égard des femmes s’est révélé faux. En réalité, le soutien des Biélorusses de Tikhanovskaïa à la présidentielle, l’état-major « féminin » de l’opposition unie, la participation massive des femmes dans le mouvement protestataire ont prouvé le contraire.

C’est le 12 août que les femmes vêtues en blanc ont formé pour la première fois une chaîne de solidarité. L’une des organisatrices de ces actions « spontanées », Marina Mentusova, avoue qu’une idée similaire était venue à l’esprit de plusieurs femmes et la chaîne sur l’application Telegram a été créée pour la coordination. « Par la suite, il s’est avéré que les femmes avec des fleurs à la main n’ont pas moins de force que les hommes. Après tout, la police antiémeute ne croit pas que les femmes sont capables de quelque chose et elles ne peuvent pas donc représenter une menace », avait-elle raconté dans l’interview.

Pour la chroniqueuse politique Valeria Kostigova, «  le mépris flagrant de femmes [de la part du régime] sur la base du culte de la force et de la coercition, les pressions brutales exercées sur les groupes professionnels, qui sont pour la plupart des femmes médecins et enseignants, la violence excessive contre les protestants du 9 au 11 août ont indigné les femmes ». En même temps, la présidente du Conseil d’organisation biélorusse des travailleuses, Irina Solomatina, considère qu’il est très risqué et naïf pour les femmes de se placer dans « une position d’égérie ».  D’après elle, « la chose la plus ‘simple’ qui puisse être faite est d’opposer une ‘belle protestation féminine pacifique à l’anarchie totale du pouvoir».

Même si au départ la réaction de la police a été moins sévère, cette pratique de contestation a connu tout de même le même sort, celle d’arrestations et de détentions. Il est remarquable que ce type de protestation ait fait la référence à l’expérience des pays Baltes de 1989 avec la Voie balte (une chaîne humaine pour l’indépendance allant de Vilnius à Tallinn en passant par Riga) et au mouvement cubain Dames en Blanc de 2003 (les marches silencieuses des épouses vêtues en blanc et des parents de dissidents emprisonnés par le gouvernement de F. Castro). 

Cette apparition inattendue des femmes sur la scène politique de la Biélorussie est vue par certaines analystes comme l’une des étapes classiques de « révolutions de couleur ». La première étape implique souvent des actions rapides à l’aide de la participation active de la foule, avec des éléments radicaux et même violents à l’intérieur.  L’entrée sur la scène des femmes et des étudiants est perçue comme une tactique de longue protestation.  Mais même si le rouge et le blanc sont bel et bien présentés lors des manifestations, est-il possible de mettre le phénomène biélorusse de 2020 dans cette catégorie ? La question reste ouverte, de même que la direction de l’évolution des évènements.

Et pour la suite ?

Il semble que, pour le moment, la nature de révolte biélorusse peut encore subir de nombreux changements structurels. La possibilité d’une atténuation des sentiments de protestation est toujours présente, principalement en raison de l’absence d’un leader. Le développement ultérieur de cette résistance civile est donc une question de temps et surtout de choix de stratégie à la fois celle de Loukachenko et celle de Tikhanovskaïa.