En Janvier 2016 en Arabie Saoudite, l’ayatollah Nimr Baqir al-Nimr, une figure connue pour ses critiques envers la maison Saoud, de plus en plus féroces depuis 2011, a été exécuté après avoir été accusé de terrorisme et sédition. Cet événement a relancé le mouvement de contestation de la minorité chiite dans la province de l’Est et a provoqué une escalade de sectarisme, avec l’Arabie Saoudite et l’Iran comme protagonistes.

Selon l’approche onusienne, les minorités, quelque soit leur caractère (linguistique, ethnique, religieux…) doivent être intégrées dans le processus de prise de décisions afin que l’Etat soit stable politiquement. Ainsi, les Droits de l’Homme et particulièrement les droits des minorités (article 27 du Pacte International Relatif aux Droits Civils et Politiques), doivent faire partie du processus d’édification de l’Etat.

Le point de vue des autocrates du monde arabe sur le sujet est différent : les droits des minorités ne sont pas perçus comme une source de stabilité des régimes. Au contraire, les régimes promeuvent et institutionnalisent les divisions communautaires, pour ensuite se positioner en défenseurs de l’unité nationale lorsque le conflit émerge. Il ne s’agit pas ici d’une  logique d’intégration, mais de la mobilisation des soutiens au régime, à travers la criminalisation des minorités – souvent, désignées comme l’ennemi interne. Cette logique cherche à détruire les liens sociaux entre groupes d’appartenances différentes et à empêcher la création de liens inter-communautaires, trop dangereux pour le pouvoir car ils pourraient déclencher une action collective capable de déstabiliser le régime en place.

Dans le contexte du Printemps arabe, l’Arabie Saoudite a usé de la criminalisation de la minorité chiite afin de neutraliser tout mouvement de contestation dans le pays. L’accentuation du discours communautaire et de la dichotomie chiisme/sunnisme, au détriment du débat idéologique sur les sources de légitimité de l’Etat, est une stratégie pour rassembler la majorité sunnite du pays autour de la monarchie. La conséquence la plus évidente est la marginalisation de la minorité chiite.

Au mois de février 2011, des internautes anonymes ont convoqué le 11 mars un « Jour de Rage » à Riyad, imitant les modèles tunisien et égyptien. Deux manifestes signés ce même mois par des activistes de différentes idéologies ont été publiés. Dans le premier, « La Déclaration pour la Réforme Nationale », on demandait une monarchie constitutionnelle et un système fédéral afin de démocratiser la vie politique au niveau régional. Les rédacteurs comprenaient des libéraux, des islamistes modérés et des militants chiites des provinces de l’Est. Le deuxième manifeste, plus populaire, « Vers un État de Droit et Institutions » avait un caractère nettement islamiste. Il était promu par le Sahwa, mouvement islamiste saoudien, dont font partie les Frères Musulmans Saoudiens, et il soulignait l’importance de la participation politique et de la distribution équitable de la richesse.

Mais c’est dans la province de l’Est, à majorité chiite, que les manifestations ont pris une ampleur majeure. Les autorités saoudiennes regardent ce mouvement de contestation comme la cinquième colonne de l’Iran. Néanmoins, même s’il faut présupposer de la présence des services de renseignement iraniens sur le terrain, aucune organisation militaire chiite autochtone ne prête allégeance à l’Iran.  

En 2011, les Chiites se sont mobilisés en solidarité avec les manifestants au Bahreïn, pays à majorité chiite gouverné par une monarchie sunnite, et pour lutter contre les discriminations dont ils sont victimes de la part de l’État saoudien. L’Arabie Saoudite a comme religion d’État l’Islam sunnite dans sa branche wahhabite, qui ne reconnaît pas les Chiites comme musulmans. Ainsi les Chiites de la province de l’Est voient leur droit à la liberté de religion sévèrement violé en même temps d’être victimes d’une discrimination venant de l’État : inégalité de distribution des richesses et d’accès aux postes de travail public, bien que la province de l’Est ait un très grand potentiel économique – il s’y concentre la production de pétrole. Entre 2011 et 2012, douze manifestants ont été tués par les autorités dans la province de l’Est. Dans la région, les manifestations ont déjà un caractère endémique et elles perdurent encore aujourd’hui.

En réalité, le régime saoudien a tourné cette révolte à son avantage. Cela aurait permis aux forces de sécurité de réprimer les manifestations avec plus de facilité car la révolte dans l’Est a pu être décrite comme un mouvement insurrectionnel uniquement chiite, c’est-à-dire sans aucun lien avec les mouvements de protestation qui ont émérgés ailleurs dans le pays. De plus, les manifestations sont choses courantes dans des villes à majorité chiite comme al-Qatif, Seyhat, et Awamiyyah, le gouvernement a pu signaler les Chiites comme les instigateurs du « Jour de Rage ». Ainsi, les responsables des deux manifestes, parmi eux les Frères Musulmans, n’ont pas appelé à manifester le 11 Mars par peur à être associés au mouvement de contestation chiite. Conséquemment le « Jour de Rage » a échoué.

C’est grâce à cette interprétation des faits, si éloignée de la réalité, que le gouvernement a pu rassembler autour de lui le soutien, non seulement du clergé wahhabite officiel du Conseil des oulémas – très docile face au pouvoir politique – mais aussi la bienveillance d’autres courants politiques principaux (salafistes, Frères Musulmans et libéraux). Le clergé salafiste, par ailleurs très critique quant aux petites ouvertures du régime face aux politiques de genre (considérées « trop laxistes »), est favorable aux politiques menées dans l’Est car, nettement anti-chiite. De la même manière, le public libéral a donné son consentement à la politique de l’État dans la province de l’Est en raison d’un nationalisme saoudien qui voudrait dépasser le clivage Sunnite/Chiite, mais aussi le clivage régional, état/régions et tribal, dans la tradition, Arabes bédouins/Arabes sédentaires. Ainsi, pour ce public, la révolte chiite est une question d’État, tandis que pour les salafistes ou les Frères Musulmans le problème se situe à un niveau religieux.

Selon Madawi Al-Rasheed, anthropologue saoudienne, l’expression des soutiens à la politique du régime a été faite de différentes manières. Dans le cas des acteurs religieux, les oulémas officiels du Conseil ont joué la carte du soutien au régime au travers de fatwas contre les manifestations. Les salafistes et les Frères Musulmans, plus éloignés du pouvoir institutionnel, ont quant à eux utilisé internet (Facebook, Youtube…) de manière complémentaire à la prière du vendredi pour populariser leur message anti-chiite. En ce qui concerne les courants plus libéraux, intellectuels et journalistes se sont exprimés via la presse locale -al-Riyadh, al-Sharq al-Awsat ou al-Watan – et à la télévision sur des chaînes comme al-Arab ou al-Jazeera.

Finalement, sur le plan international, la politique saoudienne de criminalisation de la population chiite pourrait prendre l’aspect d’une prophétie autoréalisatrice. Pour le régime saoudien, Téhéran est perçu comme une source de financement et de soutien politique évident aux Chiites. Bien que Téhéran ne semble à l’heure actuelle pas impliqué sur le terrain, les mouvements de contestation des Chiites saoudiens pourraient susciter un intérêt accru au vu de son positionnement en tant que  défenseur de la minorité. Nous avons déjà assisté à une situation similaire dans le cas du Bahreïn : après la suppression des manifestations, la tactique d’impliquer l’Iran dans le mouvement de contestation contre la monarchie a augmenté l’intérêt de l’opposition pour le soutien iranien, et l’envie de l’Iran de s’impliquer dans les affaires du Bahreïn.

Charles Tripp, professeur du SOAS à Londres,  utilise le concept de « public » pour désigner un espace social de discussion qui avant le Printemps arabe était marginalisé à cause de la répression, et qui, intéressemment, échappe aux clivages communautaires dont les autocrates de la région se sont servis pour gouverner sans opposition.

Pourtant, sur le court terme la monarchie a réussi à maintenir la stabilité du système politique dans un contexte de contestation forte au sein du monde arabe. Mais cette stratégie a ses propres limites. L’importance accrue du clergé salafiste peut inquiéter les jeunes qui attendent une ouverture graduelle du côté du régime. Cette partie de la société reste toujours fidèle à la monarchie, mais une dérive conservatrice pourrait éroder la légitimé de la faction de la famille Saoud gouvernant actuellement. Aussi, la  stigmatisation croissante de la minorité chiite pourrait conduire à un repli accru des identités religieuses dans l’Est et à une radicalisation du mouvement de contestation chiite qui chercherait plus activement le soutien de l’Iran.

Pour approfondir:

  • Rapport de Minority Rights Group International sur la situation de la minorité chiite en Arabie Saoudite, à télécharger ici.