Par Jérôme Esnouf

La crise actuelle des dettes publiques européennes dans la zone euro met en lumière une ville qui, au sein de la puissance économique allemande, est au carrefour symbolique d’interrogations contradictoires. Francfort, la « city of the banks », se trouve au cœur des tentatives de résolution politique de la crise de la zone euro, autant que des contestations sociales « citoyennes » qui, depuis le 15 octobre, ont pris le siège de la BCE comme point d’occupation central à travers le mouvement d’ « Occupy Frankfurt ».

La ville de Francfort se situe ainsi à la rencontre d’une question financière qui se double d’une question plus fondamentalement politique : dans quelle mesure le peuple, qui dans une démocratie constitue pourtant le fondement de la légitimité du pouvoir politique, prend-t-il part activement aux décisions politiques actuelles qui visent à sortir de la crise ? A lire le Frankfürter Rathenau, ces derniers temps, la réponse est univoque, puisqu’on y déplore régulièrement la déshérence du pouvoir politique en Europe, hors du terrain démocratique.

Mais au niveau de ces « indignés » francfortois, dont les manifestations rythment la vie de la cité depuis quelques semaines, comment pense-t-on la situation ? A quelques pas de l’Oper Frankfurt, s’animent avec la tombée de la nuit ceux qui revendiquent le titre de militants « citoyens », alors que les badauds viennent s’informer des projets du mouvement. A l’un des stands d’information, Ruwen annonce qu’il n’y a pas de terme prévu au mouvement, de même qu’il n’y a « pas de revendications concrètes » portées par le groupe. S’il se satisfait du grossissement des troupes d’occupation sur le site de la BCE, et du fait que l’on vient d’un peu partout pour s’informer de la façon dont « Occupy Frankfurt » s’organise, il insiste surtout sur la revendication démocratique : la voix du citoyen doit peser sur les décisions politiques, qui ne se focalisent que sur des aspects financiers sans prendre en compte la souffrance sociale qui en est la douloureuse conséquence. Dans cet ordre d’idées, les impôts des citoyens allemands ne font qu’alimenter les circuits financiers internationaux, et reviennent ultimement aux banques allemandes, alors qu’il faudrait aider les citoyens grecs eux-mêmes.

Carlo di Fabio, autoproclamé « artiste politique », propose, lui, de supprimer les Sénats nationaux pour les remplacer par de nouveaux organes politiques, qui feraient intervenir directement des citoyens, au-delà des partis politiques. Cet activiste, posté non loin du fameux sigle de l’euro, vient ainsi aborder librement les passants intéressés tout en leur distribuant des flyers militants qui détaillent ses idées.

La riche et technocratique « Bankfurt » devient au contact de la rue un laboratoire d’idées et de revendications politiques qui, pour sembler utopiques, ont pour le moins la légitimité de manifester la volonté réelle du peuple. Ce mouvement des « indignés » dévoile ainsi d’une façon policée, ordonnée mais déterminée, une voix démocratique qui s’est lassée à l’occasion de la crise d’un mode de gouvernance réservé à des élites politiques et financières fort éloignées d’une vox populi plus que jamais en quête d’une reconnaissance réelle.

Jérôme Esnouf est diplomé de l’Ecole Normale Supérieure (Paris) et agrégé de Philosophie (2010), actuellement professeur de Philosophie (lycée Janot, Sens), et doctorant en Relations internationales à Sciences Po.  Cet article a été publié pour la première fois le 20 novembre 2011.