by Stéphane Colin

 

Depuis la fin du régime d’Houphouët-Boigny en 1993, la République de Côte d’Ivoire (RCI) est entrée dans une période instable. Alternant coups d’Etat et tentative de coup d’Etat, tensions et guerre civile, sur fond de discours identitaires, nationalistes ou « ethniques », le pays a finalement vu, en 2011, la victoire des « gens du Nord » sur « ceux du Sud » sans pour autant que la situation sécuritaire ne soit pleinement rétablie.

Cette crise politico-militaire, qui a frappé la RCI de 2002 à 2011, ne peut se comprendre qu’à partir de l’étude de l’organisation de la vie économique ivoirienne, construite autour de la dichotomie autochtone – « étranger ».

Autochtonie et allochtonie dans la construction nationale

L’économie et l’Etat ivoiriens ont été fondés sur des pactes sociaux et politiques qui doivent être explicités pour comprendre la crise des années 2000. Dans la longue histoire de co-construction d’une économie fondamentalement agricole et de l’Etat, la clé majeure tient dans une relation particulière entre autochtonie et allochtonie.

L’expansion remarquable de l’économie de plantation caféière et cacaoyère, héritée de la période coloniale, a reposé sur un front de colonisation interne de la zone forestière, correspondant au sud du pays, et sur le binôme autochtone – « étranger » l’étranger désignant, dans le français local, tant le migrant originaire de Côte d’Ivoire, qualifié d’allochtone, que le migrant non national, qualifié d’allogène, le plus souvent voltaïque (puis burkinabé) ou malien.

Selon le compromis « houphouétien » fondamental, les migrants étaient autorisés à s’installer comme planteurs sur les terres (pour l’essentiel, des réserves forestières), sur lesquelles les autochtones exerçaient un contrôle coutumier ; en retour, ceux-ci profitaient des redistributions de la manne financière assurée par les exportations de cacao et de café, via la Caisse de stabilisation alimentée par les taxes, à travers la réalisation d’infrastructures, et surtout du développement de la scolarité, qui assurerait à leurs enfants un avenir prometteur. De fait, certains groupes autochtones (les Bété en particulier) ont développé une stratégie marquée d’ascension sociale à travers la scolarisation.

Afin de faciliter les transferts fonciers vers les migrants, Félix Houphouët-Boigny lance au début des années 60 son fameux mot d’ordre (sans valeur légale) « la terre est à celui qui la cultive », qui « orchestra sans ambiguïté le principe de l’allochtonie triomphante ». Il gagnait ainsi l’électorat étranger, selon le principe implicite « venez et votez (bien) », ces derniers disposant alors du droit de vote.

Au niveau local, un autre type de compromis intervint entre autochtones et migrants, qui reposait sur un accès à la terre accordé après un certain temps passé dans la communauté parfois avec un statut de manœuvre, ou en échange d’une compensation financière, et d’un « devoir de reconnaissance » du migrant envers le cédant et la communauté autochtone. Ce devoir de reconnaissance prenait la forme de civilités dans la vie quotidienne, et d’une aide dans les épreuves que pouvait rencontrer le cédant ou ses parents. Cette intégration des « étrangers » dans les sociétés locales, à travers une relation de patronage, a été qualifiée de « tutorat ». Le transfert foncier portait sur un droit d’usage et non sur un droit de propriété complet ; il correspondait donc à un droit d’exploiter la terre pour une durée indéterminée.

Avec le développement de cultures marchandes et pérennes comme le caféier et le cacaoyer, avec une demande accrue de la part de migrants, toujours plus nombreux, et par conséquent, une raréfaction de la ressource foncière, les cadeaux symboliques initiaux eurent tendance à se multiplier et le « devoir de reconnaissance » des « étrangers » à se monétariser. Les transferts ressemblèrent de plus en plus à des ventes, mais ces « ventes » informelles restaient fortement enchâssées socialement, le paiement d’une somme d’argent ne faisant pas disparaître (du moins dans l’esprit des cédants) le devoir de reconnaissance des « étrangers » acquéreurs. Ces transferts fonciers se sont transformés en facteurs de tensions, les autochtones pouvant considérer que le devoir de reconnaissance n’était pas suffisamment exprimé, et l’incomplétude des contrats engendrant des perceptions contradictoires. Ainsi les acquéreurs (ou leurs héritiers) considéraient qu’ils avaient acheté la terre, tandis que les cédants (ou leurs héritiers) PastedGraphic-1PastedGraphic-1considéraient que la cession portait sur le seul droit d’exploitation, pour la durée de vie de la plantation de caféier ou de cacaoyer (deux à trois décennies). Du fait de la dichotomie acquéreurs-« étrangers » – cédants-autochtones », les tensions foncières portaient en germe des conflits inter-ethniques.

PastedGraphic-2-page-001Image Source : E. Léonard (Institut de recherche pour le dévelopement)

Crise du compromis « houphouétien » et Ivoirité

Le système « houphouétien » était fragile parce qu’il supposait une redistribution des ressources financières tirées de l’économie de plantation. Il était condamné à se gripper si les ressources venaient à manquer.

Au tournant de la décennie 1980, le retournement des marchés internationaux et la hausse des taux d’intérêt prend l’économie ivoirienne en tenailles. Simultanément, la mise en œuvre d’une politique d’ajustement structurel met fin ou réduit fortement les régulations étatiques et remet radicalement en cause un compromis construit sur la redistribution des recettes liées aux prélèvements fiscaux sur les exportations agricoles. Cette rupture se traduit par une contestation forte du régime, avec la manifestation directe de revendications régionales, catégorielles et générationnelles qui ne peuvent plus être satisfaites. Entre 1989 et 1991, le gouvernement tente de surmonter cette crise politique par une série de concessions majeures : restauration du multipartisme, liberté de la presse et syndicale, avec en particulier une montée en puissance de la Fédération Estudiantine Scolaire de Côte d’Ivoire (FESCI). Vue comme un instrument du pouvoir sous le régime Gbagbo ; Guillaume Soro, leader politique de la rébellion nordiste, et Charles Blé Goudé, leader des Jeunes Patriotes, pro-Gbagbo, en ont été les secrétaires généraux.

Le compromis entre les autochtones et les migrants en milieu rural est, lui, fortement questionné par la diminution des terres disponibles en zone forestière et par la disparition de perspective d’emploi urbain pour les jeunes autochtones scolarisés (pression démographique, manque de politiques publiques). S’amorce le « retour au village » de ces jeunes déscolarisés et chômeurs, frustrés par l’échec de leur projet de vie, mais aussi par le constat que leurs aînés ont largement « bradé » les terres familiales aux « étrangers ». Ces nouvelles générations remettent alors en cause les transferts fonciers passés, souhaitant pour la plupart bénéficier de la rente foncière en récupérant des parcelles en vue de les rétrocéder à des conditions plus avantageuses, plutôt que de les exploiter directement. Les contestations des droits des étrangers (burkinabés en particulier) sont d’autant plus virulentes que ces derniers résistent mieux à la crise qui frappe le monde rural : leur grande capacité à mobiliser le travail familial réduit leurs besoins financiers, ils peuvent également pleinement jouer du capital social apporté par une relation privilégiée avec certains de leurs compatriotes ayant rencontré le succès (sources de crédits informels), et deviennent fréquemment les créditeurs de leurs « tuteurs ». Les autochtones mais aussi les allochtones ivoiriens acceptent mal ce retournement radical qui transforme d’anciens manœuvres en petits entrepreneurs… l’ordre « naturel », tel qu’ils le perçoivent, s’en trouve bouleversé, ce qui crée un ressentiment très fort.

Le 7 décembre 1993, le « père fondateur » de la RCI s’éteint. Quatre acteurs principaux se partagent la scène politique les années qui suivent : Laurent Gbagbo (Front Populaire Ivoirien, FPI), Henri Konan Bédié, Alassane Ouattara et le général Robert Gueï (auteur du coup d’état de 1999, assassiné lors de la tentative de coup d’état de 2002). Konan Bédié, figure du Parti Démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI, parti présidentiel), est président de l’Assemblée nationale et dauphin constitutionnel d’Houphouët-Boigny ; c’est un Baoulé comme ce dernier. Ouattara est un « nordiste » malinké (Dioula) musulman, membre du PDCI. Il est premier ministre sous Houphouët-Boigny et est considéré comme successeur potentiel du « vieux ». C’est finalement l’ordre constitutionnel qui est respecté ; Ouattara et ses soutiens quittent le PDCI et créent le RDR (Rassemblement des Républicains) en 1994.

Afin de consolider son électorat et discréditer son principal adversaire Ouattara aux élections présidentielles prévues pour 1995, Konan Bédié va mobiliser la notion d’Ivoirité, sensée permettre d’identifier un « vrai Ivoirien ». En décembre 1994, il fait modifier le code électoral par l’Assemblée nationale, ce qui lui permet d’exclure Ouattara de la course, en jouant, entre autres, sur la nationalité du père de ce dernier, né en Haute-Volta. Tout un débat va naître autour de cette notion ethno-nationaliste et restrictive de la citoyenneté, dans un contexte de recensement tendantieux, et alors que la part d’étrangers a explosé (17 % en 1965, 25 % en 1993). Un discours xénophobe remet en cause la participation à la vie citoyenne des étrangers (notamment burkinabés et maliens), mais aussi des Ivoiriens dont la nationalité est jugée suspecte (à patronymes « nordistes »).

L’Ivoirité signe la fin de « l’allochtonie triomphante » et fait sauter les verrous des dynamiques ethno-nationalistes. Face à une pression foncière croissante, les jeunes autochtones de retour dans les villages s’emparent très rapidement de l’Ivoirité pour contester la présence des étrangers ainsi que l’autorité des parents. Mêlant affirmation générationnelle et revendication de la tradition dont ils se proclament les gardiens, ils vont commencer à reprendre « leurs » terres. Cela va générer des violences récurrentes, surtout dans l’ouest du pays, où l’on voit apparaître les premiers mouvements d’autodéfense de jeunes autochtones, avec de jeunes « barragistes » que l’on retrouvera plus tard au cœur des conflits dans les milices. En 1999, les conflits entre autochtones bétés et allochtones burkinabés et maliens vont conduire à l’évacuation d’environ 10 000 burkinabés de la zone forestière. La question de l’Ivoirité se retrouve dans la loi foncière votée quasiment à l’unanimité en 1998. Jusqu’à cette loi, l’essentiel des terres rurales relevait de régulations néo-coutumières, seule une infime proportion des parcelles étant titrée. Le nouveau cadre légal exclut les étrangers de la propriété foncière. Même si les troubles militaro-politiques des années 1999-2011 ont bloqué de fait la mise en œuvre de cette loi, son adoption a souvent été présentée comme l’une des causes du conflit armé engagé en 2002.

Le retournement de situation à l’issue de la résolution de la crise en 2011

La crise politico-militaire, initiée en 2002 par la tentative ratée de coup d’État contre Gbagbo, s’achève en 2011 à l’issue de la crise post-électorale. Alassane Ouattara et ses Forces Nouvelles, rebaptisées Forces Républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI), appuyées par des supplétifs et de nombreux chasseurs traditionnels Dozos (principalement originaires du monde Mandingue, du « Nord »), chassent Gbagbo du pouvoir, marquant la victoire des « gens du Nord » sur ceux du « Sud ». Ce dénouement correspond à une inversion radicale des rapports de force, avec la concentration des postes stratégiques entre les mains des anciens commandants des Forces Nouvelles et la marginalisation de la police et de la gendarmerie considérées pro-Gbagbo. Cette inversion est particulièrement criante dans la zone forestière, avec la perception bienveillante du pouvoir à l’égard de l’emprise croissante des Dozos, assumant localement certaines fonctions régaliennes, notamment dans l’Ouest, ainsi que l’arrivée incontrôlée de nouveaux immigrants burkinabés dans cette même région. Enfin, l’on observe l’impossibilité pour certaines populations autochtones du grand Ouest, qui avaient fui, de rentrer et de récupérer leurs plantations, occupées par des éléments pro-Ouattara immigrés installés dans la région, Dozos, éléments des FRCI eux-mêmes (parfois après une « vente » par de jeunes autochtones). Le « retour de balancier » est particulièrement marqué dans l’extrême Ouest, où la situation des allochtones et allogènes avait été la plus fragilisée à l’époque du gouvernement Gbagbo, avec leur stigmatisation virulente, et où aujourd’hui ce sont les autochtones yacouba, guéré, kroumen, qui voient leurs droits les plus élémentaires niés. La période actuelle, généralement qualifiée de « post-conflit » par les ONG et les institutions internationales, est en fait une période de grande incertitude, malgré une réélection assez calme en 2015 de Ouattara. Le potentiel conflictuel demeure, dans une société où s’exerce la « justice des vainqueurs » et où 400 000 jeunes arrivent chaque année sur le marché du travail, avec peu de perspectives.

Cet article est rédigé à partir des publications de R. Banegas, J-P Chauveau, J-P Colin, J-P Dozon, K. Kouassi et B. Losch, ainsi que de leurs contributions orales. L’auteur tient à remercier également E. Léonard.

Author bio: Stéphane Colin est en M2 Sécurité Internationale à Sciences Po (PSIA). Il rejoint l’Armée de Terre après une formation d’ingénieur. Un accident le renvoie sur les bancs de l’école, où il parfait sa formation sur les questions de sécurité, plus particulièrement africaine.