by Guillaume Levrier

 

8 millions de déplacés, dont la moitié qui choisissent de traverser les frontières. La guerre en Syrie est la cause du plus grand mouvement de population depuis la Seconde Guerre mondiale. De nombreux enfants, femmes et hommes tentent de fuir une violence dans l’espoir d’en trouver une plus douce ailleurs, ou au moins une qui ne serait pas fatale. Arrivés, comme tant d’autres, en Europe, ils découvrent dans leur chair la vérité du Monde d’Hier qui s’est transmise jusqu’à nous : « Autrefois, l’homme n’avait qu’un corps et une âme. Aujourd’hui, il lui faut en plus un passeport, sinon il n’est pas traité comme un homme. »

Construire une nation n’a jamais été une possibilité. Les nations émergent d’une vocation populaire et transversale, de la volonté de promouvoir une idée, un message. Pour autant, les conditions de cette émergence sont de plus en plus remises en question : au contraire, les circonstances actuelles favorisent leur effondrement.

L’Anthropocène, ère géologique dont l’Homme est le principal acteur (ou la principale agence responsable), n’est pas qu’une affaire de stratigraphie. L’impact budgétaire, économique et géopolitique de l’utilisation des ressources est de plus en plus massif. La chute massive des prix du pétrole a mis en difficulté la capacité des puissances publiques à maintenir le monopole de la violence dans certaines régions. Si l’Iran sort renforcé de l’accord international sur son programme nucléaire, il ne produit plus que 2,8 millions de barils par jour, contre 5,8 en 1978. Le poids de sa dette et du financement de son effort militaire face à son conflit périphérique avec l’Arabie Saoudite va encore s’alourdir. Pour les pays d’Afrique Équatoriale, les risques sont encore plus importants. Le Nigéria doit lui aussi faire face à une baisse dramatique de sa rente pétrolière, tout en combattant Boko Haram avec un succès relatif. La situation vénézuélienne fait de plus en plus contraste avec celle de Cuba, alors qu’elle s’enfonce dans une inflation qui pourrait mettre un terme au régime actuel.

Dans le même temps, l’amplitude des variations climatiques pose de forts enjeux à certaines populations vulnérables. Après la perte d’une partie importante de la récolte de céréales en Corée du Nord à l’été 2015, l’Éthiopie tente à son tour de contenir une famine massive. Si des pays comme le Rwanda ont triplé leur production agricole entre 2000 et aujourd’hui, leurs rendements restent encore largement inférieurs aux pays d’Amérique du Sud ou du Sud-est de l’Asie.

Les défis posés au concept même de nation n’en épargnent aucune. Les “idoles carnivores”, décrites par Antoine de Saint-Exupéry pour qualifier le nationalisme allemand, se réveillent à travers le monde occidental, par le biais d’une démocratie qu’aucun idéal ne vient diriger. La catastrophe environnementale ne fait plus débat, et l’impuissance publique à y faire face vient paradoxalement alimenter la montée des extrêmes. Il est difficile d’expliquer à six millions d’américains que leur armée est omnipotente, mais que l’eau qu’ils ont bu pendant quatre ans était contaminée au plomb. S’ensuit une fuite en avant vers les candidats les plus radicaux, dans l’espoir de retrouver le contrôle de la situation, de recouvrer des marges de manœuvre. Augmenter l’intensité d’un outil inefficace est contre-intuitif, mais traduit avant tout l’absence d’alternative.

Contrairement à la réduction des inégalités, la préservation de notre support terrestre devrait s’inclure naturellement dans les schémas nationaux. Mais à l’inverse, « cette plaie des plaies, le nationalisme, qui a empoisonné la fleur de notre culture européenne », fragmente un combat qui est soit trop local, soit trop global. Le principe selon lequel « la Nation proclame la solidarité et l’égalité de tous les Français devant les charges qui résultent des calamités nationales » est à géographie variable. Il s’attache à des groupes sociaux disposant d’impact politique. Les thons auront toujours beaucoup de mal à bloquer les axes autoroutiers, ce qui les rend particulièrement vulnérables.

Comment résoudre cette ambivalence face au territoire ? L’idée selon laquelle la traçabilité remplacera à terme l’identité plaide pour une dissolution du concept. Il n’y a plus de surface ni de relief, de limites ni de frontières, mais des populations et des vecteurs qui traversent un milieu. Politiser la Biosphère [Vladimir Vernadski, (1863 – 1945) chimiste et minéraliste russe ayant conceptualisé la Biosphère (bien que n’étant pas l’inventeur du terme) comme « la région unique de l’écorce terrestre occupée par la vie »] pose un problème vis-à-vis de la représentation des agences qui se situent en dehors du langage. De plus, changer de point de vue en extrayant l’homme du centre des préoccupations politiques pour lui substituer une perspective planétaire demande une maturité des systèmes de gouvernement qui est difficile à atteindre. Au niveau administratif, gérer l’intérêt de l’écosystème d’une forêt ou d’un réserve marine relève de dispositifs efficaces qui ont déjà été éprouvés par l’expérience. Mais l’objet “abeille” comme tel, à l’échelle de la Biosphère, reste inatteignable par la gouvernance mondiale pour l’instant.

L’échec actuel du système national à faire face à ces défis trouve sa solution dans l’éducation. Les manuels scolaires ne placent l’humain dans le contexte du vivant que sous un biais scientifique. Cette approche ne devrait que compléter l’étude philosophique, historique et social de la place de l’humain dans son environnement terrestre, voire plus large encore. Pourquoi n’enseignons-nous pas à tous ces enfants qui veulent devenir astronautes pour aller voir les planètes qui brillent dans le ciel qu’ils vivent déjà sur l’une d’elles ?

Author bio: Guillaume Levrier est un ancien directeur de la rédaction du Paris Globalist, et travaille actuellement à la Banque Européenne d’Investissement.

Quote: Autrefois, l’homme n’avait qu’un corps et une âme. Aujourd’hui, il lui faut en plus un passeport, sinon il n’est pas traité comme un homme.”