Au cours des dernières années, les Philippines et la France ont poursuivi un renforcement de leur coopération politique, économique et socioculturelle. Bien qu’ils soient géographiquement éloignés, les deux pays ont déjà développé d’étroites relations, grâce à leur collaboration dans de nombreux domaines. Dans le cadre du 75ème anniversaire de l’établissement de relations diplomatiques entre la France et les Philippines, cet article vise à explorer le long chemin parcouru dans le développement des relations bilatérales entre les deux pays, notamment dans le secteur de la défense, ainsi que les perspectives d’avenir de celles-ci. Pour répondre à l’évolution rapide des défis sécuritaires dans l’Indo-Pacifique, en particulier dans la mer des Philippines occidentales, les Philippines et la France doivent non seulement maintenir cet élan de coopération, mais aussi le développer. 

Pour les deux pays, le défi principal émane des ambitions territoriales chinoises. Cette zone maritime, hautement stratégique par laquelle 40% des flux commerciaux maritimes transitent, est l’objet de multiples tensions. C’est là où la France, grâce notamment à sa présence Outre-mer, est est un acteur majeur de la protection des mers, dans le respect du droit international. Manille de son côté cherche à renforcer ses partenariats  militaires, surtout depuis que Pékin  a construit des bases militaires sur des îlots artificiels dans la zone économique exclusive (ZEE) des Philippines, notamment sur le récif de Scarborough. L’armée chinoise occupe en effet ce récif depuis 2012, et l’a militarisé, en dépit d’un arbitrage de 2016 de la Cour internationale de La Haye favorable à Manille. Les tensions dans la zone sont vives, en particulier autour des droits de répartition des ressources halieutiques, ce qui impact fortement les pêcheurs philippins. 

Si l’arbitrage de 2016 ne statue pas sur la souveraineté du récif de Scarborough, il rejette l’argument des  “droits historiques” invoqué  par la Chine et confirme que Pékin a bien violé le droit international de la mer. Sur le terrain, l’arbitrage n’a rien changé, alors que la Pékin accentue ses revendications, et la Chine devient un acteur de plus en plus agressif et puissant.

La mer des Philippines occidentales, un carrefour stratégique

Tout d’abord, l’Indo-Pacifique est un espace stratégique et convoité. Dans cette zone se trouve la mer des Philippines occidentales qui est devenue une voie clé riche en ressources naturelles: les hydrocarbures qui se trouvent dans cette zone constituent 30 % du pétrole exploité dans le monde et 27 % du gaz naturel, idéal pour l’approvisionnement énergétique de la Chine. Il s’agit aussi d’une importante voie de transit maritime pour le trafic commercial. Les grandes manœuvres pour le contrôle de ces ressources et les litiges territoriaux sont principalement causés par l’hostilité de la Chine vis-à-vis les pays de l’Asie du Sud-Est. 

C’est une région très contestée et si ces tensions continuent de monter, et ne sont pas gérées judicieusement,  elles pourraient entraîner des conflits et générer de l’instabilité bien au-delà de la région. C’est dans ce contexte incertain que les Philippines et la France ont signé un accord de coopération de défense. 

La coopération défensive entre eux progresse depuis 2016, date à laquelle les deux pays ont signé un accord institutionnalisant un cadre de développement des relations bilatérales entre leurs agences de défense et leurs forces armées. Cet accord promeut une coopération renforcée à travers des échanges d’informations, des visites de haut niveau, des formations et pratiques de consolidation des capacités, des consultations sur la politique de défense, et le développement des forces navales. En 2019, une lettre d’intention sur le renforcement de la coopération de défense dans le domaine maritime a également été signée entre les ministères de la défense des deux pays. 

La France, un partenaire stratégique des Philippines ?

Les Philippines ont l’une des armées les plus faibles d’Asie du Sud-Est. Cependant, le pays améliore continuellement ses capacités de défense dans le cadre du programme de modernisation des forces armées tout en renforçant ses liens de défense avec plusieurs pays partenaires, dont la France. Le pays européen pourrait combler les écarts en matière de défense dans la mer des Philippines occidentales, qui reste la principale menace pour la souveraineté et l’intégrité territoriale du pays.

Entre 2009 à 2018, la France a exporté 17,2 millions d’euros d’équipements militaires aux Philippines. Avec ses capacités de conception et de fabrication autonomes uniques en Europe, la France bénéficie d’un outil militaire complet et indépendant. Son soutien capacitaire à l’armée philippine se traduirait par un important transfert de technologie et de savoir-faire technique de la part d’une puissance maritime mondiale à la pointe de l’innovation maritime. Ainsi, la France pourrait aider les Philippines à établir une force de défense crédible à égalité avec ses voisins. La réputation mondiale de la France en matière de défense et de sécurité sert de mètre-étalon pour mesurer la valeur ajoutée d’une coopération de défense plus étroite entre les Philippines et la France. En tant que membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies, puissance nucléaire et puissance maritime, il sera finalement dans l’intérêt des Philippines de s’associer à la France qui peut les aider à projeter une capacité de dissuasion forte et crédible. En fait, la France pourrait même jouer un rôle plus actif dans la sécurité des Philippines en équilibrant la dépendance des Philippines vis-à-vis des États-Unis.

L’exemple le plus concret de l’engagement de la France à aider les Philippines à améliorer ses capacités de défense est la vente du BRP Gabriela Silang (OPV-8301). Il s’agit du plus grand patrouilleur de haute-mer en aluminium au monde, idéal pour un déploiement dans la mer des Philippines occidentales. Il n’a cependant pas encore été déployé dans la région depuis son arrivée, le BRP Gabriela Silang ayant soutenu la réponse du gouvernement à la pandémie en transportant des travailleurs déplacés, des biens de secours, et des fournitures médicales à travers les Philippines. À l’aide de prêts consentis par le gouvernement français, les Philippines étaient en mesure d’acquérir ce navire. La France est également prête à fournir du financement pour des projets similaires en matière de défense à l’avenir dans le cadre de leur convention de coopération, dont la possibilité de créer la toute première force sous-marine des Philippines. 

Récemment, le contre-amiral Jean-Mathieu Rey, commandant des forces armées françaises en Asie-Pacifique, a visité Manille pour échanger avec ses homologues aux Philippines et affirmer la volonté de la France en faveur d’un Indo-Pacifique libre, sûr, ouvert, et fondé sur le respect du droit international et du multilatéralisme. En plus d’assurer la présence des forces armées françaises dans cette région, Il a souligné la possibilité d’avoir des opérations conjointes dans les ZEE des Philippines.

Et pour la France ?

De même, la France a également tout intérêt à poursuivre une coopération de défense plus étroite avec les Philippines. Bien que le territoire métropolitain de la France soit géographiquement éloigné, ses nombreux territoires d’outre-mer dans l’Indo-Pacifique (par exemple la Nouvelle-Calédonie, la Polynésie française, Mayotte, et La Réunion) en font une puissance régionale du Pacifique et la France irait même jusqu’à se considérer comme une “nation de l’Indo-Pacifique”. La région comprend des zones stratégiques d’intérêt pour la France. Ses capacités ici, uniques parmi ses partenaires européen, sont donc complétées par une grande présence militaire dans la région, représentant près de 60 % de la présence militaire permanente de la France à l’étranger. En outre, la France possède la deuxième plus grande ZEE, dont plus de 90% sont situés dans cette région. Compte tenu de l’étendue de ses moyens de sécurité déployés dans l’Indo-Pacifique, la France doit continuer de suivre de près les évolutions géopolitiques de la région et chercher à y jouer un rôle substantiel. 

Les territoires français d’outre-mer dispersés dans l’Indo-Pacifique accueillent les bases militaires françaises non seulement pour la protection de leurs ressortissants et de leurs espaces souverains, mais aussi pour la sécurité des biens communs maritimes. Ainsi, ces territoires jouent un rôle essentiel dans la sécurisation de l’accès aux routes maritimes qui pourraient autrement être menacées, notamment les voies de communication maritimes qui relient le Pacifique à l’Europe. Il n’est donc pas surprenant qu’en dépit des remarques historiquement divisées des États membres de l’Union européenne (UE) sur la question de la mer des Philippines occidentales, la France a adopté une position franchement plus ferme contre les assertions croissantes de la Chine au sein  des eaux qu’elle revendique. Bien qu’une caractéristique dominante de la politique de l’UE soit l’application de conditions liées au respect des droits de l’homme, notamment dans le cadre d’accords économiques, ces conditions semblent s’effacer lors de la conclusion d’accords de défense et de sécurité, domaines où la coopération la plus étroite est encore vivement recherchée. Ceci est notamment évident lorsqu’on regarde les partenariats militaires de la France, qui comptent des pays dont le bilan en matière de droits humains est discutable comme l’Égypte, les Émirats Arabes Unis, l’Inde, et la Russie. Sur le plan économique, l’exportation de matériel militaire est fortement motivée par le besoin de se défendre et de  financer la hausse du budget de la défense. La vente continue de matériel militaire est cohérente avec les priorités stratégiques de la France et sa flexibilité au sein de ses partenariats reste fondamentale pour affronter un marché de plus en plus compétitif dans le domaine militaire.

Alors que l’UE a lancé sa stratégie Indo-Pacifique, seule la France dispose d’une force navale significative dans la région pour la concrétiser. En orientant la politique de l’UE vers cette région, la France sera mieux placée, sous pavillon européen, pour attirer des partenaires désireux de moderniser leurs arsenaux dans une région où persiste un marché prometteur pour la défense. De cette façon, la France peut aussi orienter les politiques et priorités de l’UE vers ce territoire qui est son meilleur pari pour sécuriser ses propres intérêts dans la région. Une UE engagée offre des perspectives prometteuses pour une approche plus coordonnée dans l’Indo-Pacifique. De plus, cela soutient l’architecture de sécurité régionale que la France développe à travers un réseau de partenariats stratégiques avec le Japon, l’Australie, la Malaisie, l’Indonésie, Singapour, la Nouvelle-Zélande, le Vietnam, et même les Philippines.  Parallèlement, l’intégration de la région dans les priorités de l’UE ouvre la voie à un engagement plus fort avec l’Association des Nations d’Asie du Sud-Est (ASEAN), dont la France est un partenaire de développement. La France, qui ambitionne d’être un acteur maritime reconnu, s’insère mieux dans un format qui institutionnalise la coopération en matière de sécurité  en Indo-Pacifique à l’image du Quad, formé par l’Australie, l’Inde, le Japon et les États-Unis. 

Prochaines étapes

Suite à la proclamation des résultats définitifs de la présidentielle de 2022, Ferdinand “Bong Bong” Marcos Jr., fils de l’ancien dictateur Ferdinand Marcos Sr. qui avait été renversé en 1986, a été élu à la tête des Philippines. Son ascension au pouvoir marque une nouvelle ère dans les relations étrangères du pays alors qu’il a indiqué vouloir trouver à l’extérieur un équilibre dans les relations avec les grandes puissances, et particulièrement  avec les Etats-Unis et la Chine. Toutefois, il reste à voir si le nouveau président suivra les pas de son prédécesseur ou s’il fera valoir les droits de son pays dans la mer des Philippines occidentales. Quelle que soit la politique qui prévaut, celle-ci aura des implications géopolitiques au sein et au-delà de l’Indo-Pacifique.

L’approfondissement de la coopération franco-philippines en matière de défense bénéficie de deux tendances interdépendantes et se renforçant mutuellement : la volonté des Philippines de développer une posture solide de dissuasion externe crédible avec une armée modernisée et un réseau d’alliés; et le regain d’intérêt de la France pour jouer un rôle plus proactif dans l’Indo-Pacifique et sécuriser ses intérêts dans une région où elle veut être reconnue comme un leader et un acteur responsable. La convergence des intérêts des deux pays et les tendances géopolitiques dynamiques offrent donc une nouvelle motivation pour s’appuyer sur la force de leurs liens distants et faire passer leur partenariat de défense à un niveau plus élevé. Le potentiel de rapprochement des Philippines et de la France en ce qui concerne la sécurité et la défense n’est pas à négliger. Avec des intérêts partagés, la création d’un partenariat de défense plus fort est la prochaine étape à suivre.

Author

  • Stacey Nicole Bellido is currently a Master’s student in the Paris School of International Affairs of Sciences Po pursuing a degree in Human Rights and Humanitarian Action. She holds a background in Political Science from the University of The Philippines Diliman and previously worked as a Foreign Affairs Research Specialist in the Europe Desk at the Foreign Service Institute of the Philippines. Her areas of interest include Europe-Asia affairs, diplomacy, security, gender and development.